Annie Zadek – Alors pourquoi une anthologie de la poésie féminine ? Il est vrai que le titre n’est pas aussi simpliste, il est même très précautionneux : Poésies en France depuis 1960 : 29 femmes. Une anthologie. Enfin, précautionneux par rapport aux critiques d’absolutisme faites habituellement aux anthologies. Le titre de celle-ci détaille ses critères : il ne s’agit pas de LA poésie mais DES poésies ; récentes : « depuis 1960 » et françaises : « en France ». C’est « Une » anthologie et non « L’ » anthologie. Et tout à coup, en gros, sans crier gare, plus du tout précautionneusement : « 29 femmes ». Moi, ça m’a fait sursauter : j’aurais préféré que ce ne soit pas claironné comme ça (en fait, comme si j’en avais honte…), mais que, après lecture, les gens se disent : tiens, mais il n’y a que des femmes dans cette anthologie, je me demande pourquoi. Parce que ces questions : poésie ? ou théâtre, roman… ; écrivain ? (tout court) ou écrivain femme ? Ce n’est jamais l’écrivain qui se les pose, c’est toujours le non-écrivain qui les pose. Mais vous avez décidé de faire sursauter tout le monde et je crois savoir que vous y êtes arrivés ? Liliane Giraudon – Il y a eu des réactions violentes et je ne sais toujours pas ce qui, exactement, les a provoquées. Je ne sais pas si ce sont les textes qui sont donnés à lire ou bien si c’est parce que ce sont des femmes. La poésie française, par rapport à la poésie russe ou anglo-saxonne est curieusement absente quant aux noms de femmes. On n’a personne à mettre en face de Tsvetaïeva ou Akhmatova ou Émily Dickinson. Cette absence, c’est un problème typiquement français. Les raisons de cette absence ? Je ne suis pas sociologue, je ne les connais pas et en plus, je ne pense pas que des explications sociologiques soient suffisantes. Annie Zadek – Il est vrai que cette anthologie, enfin son titre, peut avoir un parfum « féministe 70 », et c’est probablement ce qui m’a choquée (on n’en est plus là !) mais on s’aperçoit tous les jours et dans tous les domaines que les acquis ne sont jamais acquis. C’est peut-être une explication plausible aux réactions violentes dont tu parlais. (Hé si ! On en est encore là.) Liliane Giraudon – L’autre aspect des réactions suscitées par l’anthologie a trait aux genres des textes que nous avons choisis : par exemple, c’est vrai, ta présence a provoqué des agacements : Annie Zadek ? Mais elle écrit pour le théâtre ! Ce n’est pas de la poésie contrairement à une telle ou à une telle. Annie Zadek – J’agace souvent. J’ai aussi beaucoup entendu ça dans le milieu théâtral : « J’aime bien ce qu’écrit Annie Zadek mais ce n’est pas du théâtre ». Là aussi, qu’est-ce que ça signifie sur le « théâtralement correct »… D’ailleurs, j’ai toujours dit moi-même que je n’écrivais pas pour le théâtre, que je n’écrivais pas des pièces de théâtre mais des pièces de littérature. Quant à la poésie, ce n’est qu’en 1985 – quand vous m’avez invitée Jean-Jacques Viton et toi, à lire mes textes à votre soirée Banana Split au Festival international de poésie contemporaine de Cogolin, avec Gérard Arseguel, Tom Raworth et Jacques Roubaud – que j’ai fait connaissance avec des écritures très ouvertes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’idée que je me faisais jusqu’alors de la poésie. C’est grâce à cette invitation que j’ai pu me dépêtrer de ce cliché et m’apercevoir que c’était là que résidaient maintenant la liberté et la modernité qui avaient déserté les écritures romanesques et théâtrales. J’ai senti que cet espace était assez libre et ouvert pour m’accueillir aussi… Il n’empêche que je répugne toujours à me définir comme « poète » (et tout autant comme « auteur » !). Liliane Giraudon – Je ne suis pas sûre d’être moi-même poète. Ce qui m’intéresse, c’est la littérature – bien sûr – mais, en même temps, je trouve scandaleux de refuser le terme de poésie comme singularité, parce qu’actuellement, il est question, pratiquement, de la disparition de la poésie. Il me semble qu’on voudrait bien liquider ce problème de la poésie en disant : la poésie, c’est fini, c’est un rapport à la langue désuet, c’est une sensibilité, c’est une façon d’être, c’est tout, sauf une histoire formelle. Or, la poésie, c’est un problème formel essentiellement. Non pas formel au sens strict, du vers, du passage à la ligne, du compte des syllabes. L’héritage du vers est plus compliqué que la reproduction ou la reproductibilité du vers. Quand je lis des textes qui, au niveau de la prosodie, ont la même rigueur, la même violence, la même intensité qu’un sonnet de Baudelaire, je me dis qu’il y a un héritage poétique dans une modernité qui nous concerne. Quand j’ai attrapé, dans une librairie, le premier livre d’Annie Zadek, c’était pour des raisons extérieures à la poésie : c’était parce qu’il était petit et que je suis attirée par les petits livres plus que par les gros. Annie Zadek – Les livres de poésie sont souvent petits non ? Condensés, concentrés formellement. Kafka n’écrit-il pas « Dichtung ist verdichtung » : « La poésie est concentration (ou condensation) » ? Liliane Giraudon – J’ai commencé à le lire debout dans la librairie, je ne pouvais pas m’arrêter, je l’ai acheté et emporté. Il me semblait que tu appartenais à cette lignée, que tu avais à voir avec cet héritage, avec l’idée que je me fais du poème, de l’héritage du poème dans l’extrême contemporain. Après, j’ai cherché ce que tu avais publié d’autre : rien. J’ai attendu. Le long silence avant et après ce livre m’a également intriguée. Être parmi ses contemporains, c’est une des choses les plus difficiles qui soit. Même lire ses contemporains, c’est dur. Annie Zadek – Ce ne serait pas si difficile d’être dans la modernité si on n’était pas à ce point culpabilisé de l’être. Non seulement occulté, marginalisé, mais surtout culpabilisé avec cette éternelle accusation d’élitisme. Mais qui construit le mur des ghettos ? Les juifs pour se défendre ou les non-juifs pour s’en protéger ? Je trouve que c’est justement, exactement cela qui est marginalisé aujourd’hui : pas tant la poésie, pas tant les femmes, mais la modernité, la création de recherche, ce que tu appelles : « l’extrême contemporain ». On continue à vouloir faire « table rase du passé » (aujourd’hui on dit : « postmoderne »), qu’il soit proche (par exemple, le Nouveau Roman) ou lointain (par exemple, l’alexandrin). Mais il me semble que la modernité c’est, au contraire, de tout garder, d’accumuler, d’avancer avec un sac toujours plus plein, même s’il est aussi plus lourd à porter. Tombeau pour 500 000 soldats se souvient de l’Iliade, La Condition des soies se souvient du Sphynx des glaces de Jules Verne, qui se souvient des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe, qui se souvient… On ne peut pas vouloir faire du nouveau. On en fait, éventuellement. La « nouveauté » c’est bon pour les grands magasins, pour les dupes qui n’ont pas de mémoire, à qui on a enlevé la mémoire. Cultiver sa mémoire est, à mon sens, la condition nécessaire pour se donner le choix de la modernité. C’est comme cette histoire de silence : « le long silence entre mes livres ». Pour l’amateur de littérature, c’est intrigant, pour l’amateur de nouveautés c’est rédhibitoire. Mais moi, j’écris pour la durée. J’écris pour durer. J’écris pour ne pas mourir, comme tout artiste qui se respecte. Qu’est-ce que vient faire ici la Sainte Table des Nouveautés ? Je veux encore parler de ce silence entre mes livres : j’aime vivre longtemps avec le livre que j’écris. J’aime vivre avec lui pendant des années. Ce n’est pas que je fasse de la rétention (ou peut-être un peu…) mais il me semble impossible de sortir, de sortir de moi, un livre tous les deux ans par exemple. Le suivant serait trop semblable au précédent, sans surprise, ni pour moi, ni pour mon lecteur. Il me faut, pendant l’écriture, accumuler des forces, des matériaux vitaux, avancer, changer. Il faut bien que l’on vive pour écrire ! J’ai parfois d’ailleurs l’impression que je vis une grande part de ma vie pour l’écrire : que je me mets dans telle ou telle situation parce que je veux, dans mon prochain livre, parler de telle ou telle situation. Je n’écris pas un livre sur la solitude parce que j’ai, à un moment ou à un autre, vécu la solitude. Je me mets dans une situation de solitude extrême pour pouvoir écrire un livre sur la solitude extrême. Ce n’est pas toujours agréable : quand j’écrivais Roi de la valse, je rechignais à me mettre à ma table de travail, à me confronter à ce texte ; il fallait souvent que je me force, que je me fasse violence. C’est peut-être pour cela qu’il a été si long à écrire. mais je ne pouvais pas imaginer de réitérer les séductions lyriques de La Condition des soies. Même si on m’en redemandait. Et puis, après avoir vécu, il faut laisser reposer, sédimenter ce vécu, sous peine de ne pas distinguer la structure des événements, des sentiments, des perceptions. Il ne faut plus être en situation de pâtir pour rendre compte des passions. D’autre part, le silence est pour moi un tel état de bien-être et d’équilibre que j’hésite longuement avant de le briser. Ce n’est pas la page blanche qui m’angoisse, c’est le silence qu’il m’est pénible de rompre. D’ailleurs, dans un cas comme dans l’autre : blancheur et virginité du papier, blancheur et promesses du silence, c’est la question : « Vais-je être à la hauteur de ces possibles ? », plutôt que l’angoisse qui arrête… non, qui suspend l’écriture. C’est sûrement parce que j’ai du mal à sortir de cet état bienheureux du silence pour passer au combat douteux du Verbe, que mes textes commencent souvent par des questions. Ainsi, pas d’échappatoires : je dois répondre. Je dois prendre la parole. Quand, finalement, je me décide à « rompre », à « briser » le silence (c’est violent comme expression déjà), il faut vraiment que j’aie de bonnes raisons pour le faire. Que, même, je n’aie pas le choix. Liliane Giraudon – Cela a beaucoup à voir avec la parole psychanalytique. Annie Zadek – Ce doit être maintenant ou jamais. « Jamais » signifiant que, s’il n’y a pas prise de parole, le silence va se figer en mutisme, en autisme. Dans de telles circonstances, la parole, l’oralité, me paraît la seule réponse adaptée. Non le roman qui se lit dans le silence, mais la profération qui s’adresse. Et donc, mon matériau, ce n’est pas tant l’écrit que la parole, la voix, avec ses spécificités : sonorités, souffles, rythme, silences, intensité, timbre, que j’essaie cependant d’incarner dans l’écrit. Comme la musique qui se transmet aussi sous forme de partitions. Même la structure de mes livres est inspirée de structures musicales précises. Par exemple, dans Le Cuisinier de Warburton, c’est la spirale ascendante de la musique baroque et plus particulièrement, une aria de Bach chantée par Kathleen Ferrier. Dans La Condition des soies, c’est la manière dont plusieurs tessitures de voix différentes, de la basse à la soprano, se dévident sur une ligne musicale continue dans le « Tuba mirum » du Requiem de Mozart. C’est à la fois une nécessité et un jeu. Un jeu de piste puisque, chaque fois, je donne des indices ! Liliane Giraudon – Un jeu de piste à la Hitchcock alors, sauf que ce n’est pas un meurtrier qu’on cherche mais une structure musicale ? D’ailleurs, la façon dont l’écrivain Annie Zadek traverse chacun de ses livres avec quelques maximes hilarantes sur l’écriture, ça aussi, ça me fait penser aux apparitions d’Hitchcock dans ses films. [1] Cet entretien, enregistré et retranscrit en 1995 pour les éditions Paroles d’Aube, a été revu par Annie Zadek
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Mise à jour le
23.05.2024
© 2017 Juliette Gourlat |