Au commencement, le livre
Si le livre est pour moi primordial, premier, originel, il est clair depuis le début – c’est-à-dire depuis mon premier texte, Le Cuisinier de Warburton – que, plutôt que des livres d’écrits, j’écris des livres de paroles, d’où leurs chambres d’écho "naturelles" au théâtre et à la radio, sans oublier les lectures publiques. En effet, ce qui, concrètement, a déterminé mon passage à l’acte d’écriture, ce fut, à la fin des années 70, cette proposition de Jean-Louis Martinelli, alors tout jeune metteur en scène de théâtre universitaire à Lyon, ma ville natale : il voulait monter un triptyque autour du dramaturge allemand du Sturm und Drang, Jakob Lenz, dont un texte écrit par un (futur, en l’occurrence) auteur contemporain. Ce fut ma première commande en même temps que mon premier texte joué et publié. J’ai donc commencé bravement à écrire à la manière d’une pièce de théâtre, avec scènes, actes, personnages, didascalies…, et plus j’écrivais, plus l’utilisation de cette panoplie formaliste m’apparaissait relever du simulacre. La prise de conscience horrifiée du caractère involontairement parodique de mon travail me fit, après des semaines d’abattement, de « tant pis pour ma commande, tant pis pour Martinelli, tant pis pour
le théâtre, tant pis pour moi ! », entrevoir finalement l’issue : ne pas écrire pour le théâtre. (Pour autant, si « la preuve du pudding c’est qu’on le mange », la preuve de la théâtralité de mes textes, c’est qu’on les joue…) Il ne s’agissait pas tant d’une remise en question des conventions théâtrales dans leur ensemble que d’une interrogation, d’un questionnement sur la pertinence de ces conventions-là aujourd’hui. D’une réflexion sur la modernité donc, sur ce que j’entrevoyais de la littérature contemporaine dans laquelle je sentais devoir me situer.
Travailler poétiquement la langue théâtrale
La question véritablement importante me semblait être : cette batterie formaliste est-elle toujours efficace pour dire ce que j’ai à dire et donc, la question, au théâtre comme ailleurs, n’était-elle pas : comment dire au mieux ce que j’ai à dire ? Mais qu’est-ce que j’avais à dire justement ? Qu’est-ce qui comptait vraiment pour moi – et pas seulement pour moi – dans cette histoire ? Qu’est-ce qui me touchait – donc qui pouvait toucher les autres – dans cet être nommé Jakob Lenz, sinon le parcours exemplaire vers l’absolu de l’écriture, d’un jeune être qui cherche sa voix ? Et parce que j’en étais là moi-même, de cela je pouvais parler, de cela seul je devais parler. Restait à trouver le comment… Ainsi, faire entendre des paroles non attribuées, des voix plutôt que des personnages, ne permettait-il pas d’affirmer ma conviction que nous ne sommes pas constitués d’un ensemble défini, arrêté, de caractéristiques – le Personnage – mais de voix multiples, contradictoires, évolutives ? Travailler poétiquement la langue en jouant de toutes les caractéristiques prosodiques de la langue française, ses assonances, ses silences, ses rythmes, ne permettait-il pas de favoriser la lecture silencieuse, susciter le désir du metteur en scène, inspirer le jeu des comédiens, exalter l’écoute des spectateurs ? Ça n’appelait pas forcément la mise en scène mais la mise en voix ; ça appelait la voix, cet organe parfait et complet que chacun d’entre nous possède. À la fois personnel : le timbre est un signe bien plus distinctif que les empreintes digitales qu’on peut modifier ; et interpersonnel : le chant, la parole, sont les vecteurs d’une communication à son apogée.
Métamorphoses
« Ne pas écrire pour le théâtre », certes, mais écrire en ayant en tête le corps charnel des comédiens, leur voix, leur timbre, leur souffle… s’élevant de leur scène intérieure, du plateau de leur diaphragme, le plus puissant des muscles inspiratoires. Et finalement, est-ce que ce n’était pas ça, le théâtre ? De la parole adressée, de la parole publique, de la parole qui devient acte, de la parole qui s’effectue ? Et puisque, de toute façon, j’écrivais mes phrases en les travaillant à haute voix, en en testant la musicalité, le passage de mon bureau à la scène des lectures publiques – conçues d’emblée comme une spectacularisation originelle – s’effectua en un temps deux mouvements : de la station assise à la station debout, à la position dressée dans laquelle la voix se fait chant et le corps spectacle. C’est Michel Bataillon, le dramaturge de Roger Planchon, qui m’offrit la première occasion d’expérimenter cette forme minimaliste de théâtralité en me conviant à lire mon deuxième livre La Condition des soies au TNP de Villeurbanne, en 1982. Sérigraphies, lectures publiques, installations, performances, vidéo, etc., je n’ai jamais cessé, depuis, d’imaginer des métamorphoses « transgenres » de mes textes.