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Mes peurs (d'après La Mouette de Tchekhov - acte 2)


ARKADINA. J’ai peur de vieillir d’un seul coup
C’est Marceline qui le dit, que l’on vieillit d’un seul coup

DORN. À propos des suicides de vieux, j’avais lu cette phrase dans Le Monde : « C’est bien pire que la dépression : ils sont vraiment désespérés. »

ARKADINA. Et aussi, peur de la pauvreté
Peur de ne pas pouvoir manger 5 fruits et légumes par jour

SORINE. (Sans même parler des asperges !)

ARKADINA. Peur de devenir obèse en mangeant trop sucré, trop salé, trop gras

DORN. En grignotant entre les repas

ARKADINA. De n’avoir plus « Une Chambre à soi »

SORINE. (Douze mètres carrés en “sous-coloc” dans une HLM du Neuf-trois…)

ARKADINA. De ne plus pouvoir me payer : le coiffeur, la “Beauté des pieds”, mes journaux, mon « Diorissimo »…

NINA. C’est dommage, entre parenthèses, qu’il n’y ait pas d’horoscope au Monde

ARKADINA. Peur de l’aimer plus qu’il ne m’aime

MACHA. Peur que tout soit fini entre nous
Peur de m’asseoir dans les jardins où nous nous sommes assis ensemble ; peur de repasser dans les rues où nous sommes passés tous les deux

ARKADINA. Peur de n’avoir plus d’amoureux « pour me toucher gentiment », comme l’écrit Kafka à Max Brod après une visite au bordel

MEDVEDENKO. Non… ! Vraiment… ? Ça n’est pas possible… ! Il allait au bordel, Kafka ? !

DORN. (Hé oui, lui aussi, qu’est-ce qu’il croit… !)

MEDVEDENKO. Savais pas…

MACHA. Peur de me mettre à pleurer quand on me demande de ses nouvelles

NINA. Peur de pleurer au cinéma et qu’on voit mes larmes en sortant

ARKADINA. Peur d’être seule…

DORN. Peur de n’être jamais seul !

ARKADINA. Peur de l’abandon.
Peur d’être abandonnique.

MACHA. Peur de devenir alcoolique
De prendre des anxiolytiques
D’adopter un chien ou un chat

PAULINA ANDREIEVNA. J’ai peur de faire comme Une Femme douce

NINA. Vous parlez du film de… ?

PAULINA ANDREIEVNA… du roman de Dostoïevski !
Sa pauvre petite chanson triste…
Son pauvre petit toussotement…

Avant de sauter dans le vide.

ARKADINA. (Ça me rappelle mon voisin hongrois, sur le vol Paris Budapest : « Si l’avion tombe, je vous embrrrasse ? Et je vous prrrends dans mes brrras ? »)

NINA. J’étais sûre que c’était un film ; je l’ai même vu à la télé…

CHAMRAIEV. Oui mais ici, on n’a pas Arte

SORINE. C’est bien là qu’un des personnages répète en boucle « Boulogne ! Boulogne ! » ? « La solution est à Boulogne ! » ! « L’essentiel est ce voyage à Boulogne ! » !

MEDVEDENKO. C’est où, exactement, « Boulogne » ?

ARKADINA. Mais non voyons, vous mélangez tout ! Ce n’est pas Boulogne ! C’est Moscou ! C’est « À Moscou ! » qu’on répète en boucle : « À Moscou ! Moscou ! À Moscou ! » !

NINA. Vous savez, avec cette actrice… C’était comment son nom, déjà… ?

CHAMRAIEV. Les comédiens et les acteurs, surtout ceux qui sont très célèbres, on ne sait jamais s’ils sont vivants ou déjà morts et en fait, Dominique Sanda, il me semblait qu’elle était…

PAULINA ANDREIEVNA. Mais ce n’est pas du tout le cas ! Elle a joué l’année dernière dans un film sur…, de…, avec…

MACHA. En attendant, ici, on fait quoi ?
Pêcher ? Nager ? Prendre le thé ?
Écrire une pièce ?
Faire tourner les tables ?

NINA. Imitant la gestuelle [1] et l’accent d’Anna Karina dans « Pierrot le fou » de Godard.
Qu’est-ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire… Qu’est-ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire… Qu’est-ce que je peux f…

SORINE. Et si on créait un Collectif ?

TREPLEV. Un Collectif de Jeunes Poètes !

MACHA. D’auteurs « Extrême Contemporain » !

MEDVEDENKO. On obéirait à des contraintes !

PAULINA ANDREIEVNA. On assemblerait des fragments !

MACHA. On écrirait chacun un acte !

DORN. On ferait des prélèvements ! (En ouvrant des guillemets, comme ça : avec l’index et le majeur, on imite des petits crochets !)

MEDVEDENKO. On lancerait un Manifeste : « L’Art est partout ! »

TRIGORINE. (L’artiste nulle part…)

TREPLEV. La littérature est transgenre !

MACHA. Elle n’est ni roman, ni théâtre, ni poésie.

TREPLEV. Mais tout cela à la fois plus le reste !

MACHA. On ne veut plus écrire

TREPLEV. Mais Être !

MACHA. PLUS : Écrire de la littérature

TREPLEV. MAIS : Être la littérature !

SORINE. Tous nos livres seraient publiés chez un éditeur associatif…

MEDVEDENKO… géré par un comité citoyen…

CHAMRAIEV… financé par un crowd funding

SORINE. Le premier s’appellerait « Extraction » : uniquement des citations.

MEDVEDENKO. Le deuxième, « Konzentration »…

DORN. Car comme disent nos amis allemands : « la Poésie est concentration » ; exclusivement des questions.

ARKADINA. Mais le prochain, c’est du théâtre !

TRIGORINE. (Ça rapporte moins que le roman mais quand même plus que la poésie…)

TREPLEV. Seulement des didascalies !
Pas de dialogues ! Pas de personnages !
Ni scènes, ni actes, ni scénographie !
Rien que des didascalies [2] :
Terrain… maison… parterre de fleurs…
Un lac… soleil… midi… chaleur…
Un vieux tilleul… une terrasse…

ARKADINA. Une terrasse ou une véranda ? J’aimerais mieux une véranda !

TOUS. Ensemble et alternativement en une sorte de pantomime chorégraphiée
On est à l’ombre, assis sur un banc /
On tient un livre sur les genoux /
On se lève /
On s’assied /
On chante doucement /
I married my wife in the month of June
Ristle-tee, rostle-tee, mo, mo, mo !
I brought her home by the light of the moon.
Les mains sur les hanches, on fait quelques pas /
Ristle-tee, rostle-tee, hey bombosity,
knickety-knackety, retro-quo-quality,
On prend le livre /
On s’assied /
On prend le livre /
On lit /
On entre /
On s’appuie sur sa canne /
On pousse un fauteuil roulant /
On s’assied près de quelqu’un qu’on embrasse /
On embrasse /
On veut continuer sa lecture /
On est vexé /
On est dépité /
On lit quelques lignes des yeux /
On ferme son livre /
On parle timidement à quelqu’un /
On hausse les épaules /
On contient son enthousiasme /
On entend ronfler /
Pause /
On est dépité /
Pause /
On rit /
On passe devant la maison, tête nue, on tient un fusil d’une main, de l’autre une mouette morte /
On dit quelque chose /
On chantonne /
She combed her hair but once a year.
Ristle-tee, rostle-tee, mo, mo, mo.
With every stroke she shed a tear.
On se lève, on s’en va paresseusement, on traîne la jambe /
On sort /
On parle avec exaltation /
On baise la main de quelqu’un /
On baise la main de quelqu’un d’autre /
On s’emporte /
On dit quelque chose /
On s’emporte /
On s’emporte /
On sort à gauche, côté baignade ; on est suivi de quelqu’un portant des cannes à pêche et un seau /
On s’emporte /
On est au désespoir /
On sort ; on reste /
On est suppliant /
Pause /
On chantonne /
Une fois par an, elle se peignait
Risseldy, Rosseldy, mow, mow, mow
Et à chaque coup d’peigne, elle pleurait
Willoby, Walloby, mow, mow, mow !
On apparaît près de la maison ; on cueille des fleurs /
On tend les fleurs /
On donne les fleurs ; on les déchire, on les jette /
On est seul /
On entre, on est sans chapeau, dans une main on tient un fusil, dans l’autre, une mouette morte /
On dépose la mouette aux pieds de quelqu’un /
On ramasse la mouette / On la regarde /
Pause /
On pose la mouette sur un banc /
On tape du pied /
On aperçoit quelqu’un lisant un livre /
On le singe /
On prend des notes dans un carnet /
On réfléchit /

TREPLEV. « Compilation » : pièce(s) de théâtre, une dramaturgie plurielle avec épilogue et prologue, installation multimédia, production live de musique pour bande…

TOUS. On hausse les épaules /
On regarde sa montre /
On note quelque chose dans son carnet /

TRIGORINE. Ce jargon !
Cette quincaillerie !
Cet idiome du consensuel !
De la “Communication bienveillante” !
Cette littérature de dossiers pour demander des subventions
Pour encadrer des formations

TREPLEV. Animer des ateliers d’écriture

TRIGORINE. Des workshops de littérature
Des masterclasses de creative writing

TREPLEV. Déposer une candidature pour le prix Wepler de la Poste

TRIGORINE. Pour obtenir une “résidence”
Une « Mission Stendhal » à l’étranger
Une « Villa Médicis Hors-les-murs »
La « Villa Kujoyama » au Japon

TREPLEV. La Bourse de la Vocation
La Bourse de la Création
Des Jeunes Talents
De l’Avant-garde

TRIGORINE. La bourse d’Aide à l’écriture
D’Aide à la réécriture

TREPLEV. « Brouillon d’un rêve audiovisuel » pour l’écriture de scénario

TRIGORINE. La bourse Sarane Alexandrian

TREPLEV. La bourse Cioran
Montalembert
Celle de la Fondation Lagardère !

TRIGORINE et TREPLEV. Ensemble et alternativement
• Formulaire de candidature
• SIRET, SIREN, Agessa
• RIB, CV, Note d’intention
• Lettre de motivation
• Résumé
• Début de la pièce
• Extraits de mon dossier de presse
• Copie de ma Carte Nationale d’Identité
Et tout ça en cinq exemplaires…

TRIGORINE. Et pourquoi pas ma nécrologie pour la rubrique « Disparitions » du Monde… ?

TOUS. On rit /

TRIGORINE. J’ai peur de n’avoir plus le temps de relire La Guerre et la paix.
Peur de ne plus pouvoir lire La Recherche… : que ça me tombe des mains ! 
Peur de ne plus rien comprendre aux cours de Deleuze sur le cinéma (mis en scène par Cantarella).

TOUS. On sourit /

NINA. Depuis qu’il est en copie restaurée, peur de n’avoir même plus peur au Nosferatu de Murnau (surtout la scène avec les rats…) !

TOUS. On se cache le visage dans les mains /

TRIGORINE. Peur que mon prochain livre ne soit pas aussi bon que le précédent
Peur que ce soit un prétexte pour ne pas m’y mettre sérieusement
Peur que mes livres ne soient lus que par des gens qui me connaissent
Par des gens d’à peu près mon âge
Par des femmes généralement
Jamais par des gens de couleur

NINA. Vous voulez dire les « minorités visibles » ?

TRIGORINE. Peur de retrouver mes livres à la vitrine d’un soldeur.

TOUS. On se retourne vers le lac /
On aperçoit la mouette /

NINA. J’ai peur de vieillir d’un seul coup
C’est Arkadina qui le dit, que l’on vieillit d’un seul coup.

TRIGORINE. À moins que ce soit Philip Roth… ?
Pourvu qu’ils ne meurent pas trop vite ces deux-là !
Quelle hécatombe ces derniers temps !
Imre Kertesz et Opalka,
Pina Bausch, Franz West, Louise Bourgeois,
Chris Marker et Leonora Carrington,
Imamura et Ikeda,
Maldiney, Rocard, Dagognet,
P.D. James et Peter Zadek,
Manoel de Oliveira,
Et cætera, et cætera…
Tous ceux qui ne sont pas morts du sida, meurent aujourd’hui de mort individuelle de masse !

NINA. Sans parler de nos pères et mères…
De la banquise…
Des abeilles…
Toutes ces espèces qui disparaissent… !

TRIGORINE. Peur de mourir et en même temps…
Peur de vivre
Dans ce monde en proie à la peur
Aux conflits environnementaux
Aux catastrophes pas naturelles
Aux canicules de 2003
Aux épisodes cévenoles
Aux Katrina, Fukushima
Aux réfugiés du climat
Aux écocides
Aux Lampedusa
Aux hot spots de Lesbos, Moria
Augusta, Amygdaleza
Aux AENAEAS, FRONTEX, HERA
Aux tueries, carnages, attentats
J’ai peur qu’on ne soit plus dans le « Ou bien… ou bien », le « Mort ou vif », le « Tout ou rien ».
Peur que ce dont il est question maintenant, ce soit plutôt du « Et en même temps » :
Ils sont morts et ils sont vivants
Ils sont morts et en même temps vivants
Bourreaux et aussi en même temps victimes
Victimes et aussi en même temps témoins…

NINA. Ils disent qu’ils ne savaient rien !

TRIGORINE. Qui faut-il plaindre ?
Qui souffre le plus ?
Qui est le plus digne d’amour ?
Souffrance partout, souffrance de tous, comment trier dans toutes ces plaintes ?
J’ai peur de ne pouvoir être à jamais que le témoin des témoins

NINA. Témoin de témoin de témoin de témoin…

TRIGORINE. Peur de ne plus pouvoir écrire certains mots qu’entre guillemets :
« Nature », « Beauté », « Oubli », « Pardon »
« Réalité » et « Vérité »
« Admiration », « Inspiration »
« Poésie » et « Concentration »
« Action », « Spécial »
« Tombe » et « Nuages »
« Nuit » et « Brouillard »
« Nuit » et « Cristal »

NINA. Rose is a rose is a rose is a rose…

TOUS. On cache son carnet /
On tressaille /
Pause /
On se retourne vers quelqu’un /
On dit quelque chose à quelqu’un /

TRIGORINE. Fort
Peur que ça recommence !

TOUS. Pause /
On s’approche de l’avant-scène /
Un temps de réflexion /

TRIGORINE. Très fort
Peur que le « ça » du « plus jamais ça » recommence !!

TOUS. Rideau /

 

[1] Marche en faisant des ricochets sur le lac. retour vers l'appel de la note

[2] Suivent les didascalies du texte de Tchekhov, mais « dépersonna(ge)lisées » puisque attribuées uniformément à un « On » et non plus à tel ou tel personnage de l’acte 2 de « La Mouette ». Elles sont dites sur un rythme rapide de quadrille du Far West ou de leçon de « gym tonic ». retour vers l'appel de la note

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ine en ruine en Georgie

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Mise à jour le 15.10.2019 © 2017 Juliette Gourlat
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