Sur
"Vivant" : écrire pour faire parler les morts ?
Je voulais parler de ma mort. Pas de la mort en général : de la mienne en particulier. Mais comme on ne connait que ce qu'on reconnait, que donc, à proprement parler, c'est une expérience indicible (et d'ailleurs, n'est-ce pas la seule ?), j'ai nommé mon livre "Vivant". J'y parle du présent du passé et de la modification – des corps, de la pensée, du désir, du langage. De toute façon, les écrivains parlent toujours tous des mêmes choses : de l'amour, de la mort, du sexe, de la nature, du bien, du mal... L'échantillonage est large mais il n'est pas illimité. Et comme lui (celui qui dit je dans mon texte) et moi (celle qui l'a écrit) nous sommes tous les deux écrivains (et d’ailleurs qu’est-ce-que c’est qu’être un écrivain sinon faire parler les morts et ressusciter les témoins ?), on ne peut pas se retenir de discuter aussi boutique : des mots, des sons, du sens, du rythme, de la position des silences et de la durée des blancs, "des mots, oui, plutôt que des choses".
L'écrivain au travail : le style, lieu de l'écriture
On devient écrivain par admiration. On écrit des livres parce qu'on a été ébloui par des livres, parce qu'on a été ravi. On cherche à s'approprier ce pouvoir, véritablement magique – à partir de signes abstraits imprimés, faire se déployer le monde ! – on se met à l'interroger, à en questionner le "comment" : comment passer du "Comment a-t-il fait" au "Comment vais-je faire moi-même"; comment passer de l'admiration au risque de l'imitation, à l'acte de création ? Comment m'inscrire dans une lignée, une histoire, une universalité, et, en même temps, m'approcher au plus près du présent du "moi-même" si ce n'est en affrontant, à mon tour, l'originel "Qui suis-je" ? Car qui est ce "je" qui dit-écrit "Je" ? Quelle position occupe-t-il dans le monde et l’histoire, histoire de la littérature y compris ? En effet, maintenant, ici, à cette place où "Je" se tient, se situe, où "Je" écrit, personne d’autre ne se tient exactement : moi seule occupe ma place. Évidence spatio-temporelle qui implique que, si on parle toujours des mêmes choses – et donc que l’on se comprend – la manière dont chacun en parle dépend précisément de ses coordonnées, de son abscisse, de son ordonnée, de sa latitude-longitude, de cette position qu’on peut aussi nommer le style, le stylet avec lequel je découpe la réalité pour tenter d’en extraire la vérité. (C’est ainsi que je comprends la phrase d’Aristote : "La Poésie est plus véridique que l’Histoire".)
Votre écriture : "Ni théâtre, ni roman, ni poésie" ou "Théâtre et roman et poésie" ?
Le rejet des formalismes, des "Écoles", des "Mouvements" (l'opposé même du mouvement dès lors qu'ils conceptualisent, définissent, délimitent un dedans et un dehors en incluant-excluant) tout autant que des notions de "genres", c'est cela qui m'a, d'emblée, fait pressentir que la littérature que je voulais écrire ne serait ni théâtre, ni roman, ni poésie, mais tout cela à la fois plus le reste. Plus tout le reste : le chant (le Lied, l'opéra, la cantilation), le discours politique, la parole psychanalytique, le roman-photo porno, le récit d'explorations... Depuis quelques livres pourtant, l'exaltation du "Ni...ni...ni" (comme on disait "Ni Dieu ni maître") a cédé le pas à l'aporétique "Et...et...et", plus apte à rendre compte de la sourde complexité du temps; à exprimer ma conviction qu'écrire contemporain, ce n'était pas faire table rase du passé (processus d'exclusion) mais bien plutôt se situer comme héritière, de l'histoire de la littérature, de l'histoire de l'art, de l'Histoire tout court, dans un processus d'accumulation, où rien n'est exclusif de rien, où l'on est à la fois vieux et jeune, homme et femme et vivant et mort, tout et rien, tout et son contraire.
La représentation comme un lieu de la métamorphose du texte
Si le livre est le lieu premier d'une transformation que je qualifierais de "magique", la représentation théâtrale est, elle, le lieu d'une véritable métamorphose, qui demeure pour moi une énigme, celle de la matérialité conceptuelle du texte en une matérialité effective, spatio-temporelle, incarnée; et pas seulement dans les corps des acteurs au moment de la représentation, mais dans celui des spectateurs en amont de la représentation ! [...] Dans le théâtre, on convoque vraiment le spectateur, physiquement et spirituellement, non seulement pendant la représentation mais longtemps avant et, si tout se passe bien, longtemps après. Il est tendu vers, puis projeté sur, puis imprégné de. Certains livres, certains rêves aussi, vous imprègnent mais ils ne vous appellent pas avant, avant qu'on les lise, avant qu'on les rêve... Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie Française, 2009
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• Éditions Fourbis (Biennale Internationale des poètes en Val de Marne, direction Henri Deluy), 1997
• Éditions Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2008 |